Le blog d'Arta Seiti
22 Juin 2011
I. DE PRISTINA À TIRANA (1965 –1981)
Introduction historique
Les mutations décisives qui ont affecté au cours des années '60 la République fédérale socialiste de Yougoslave (RFSY), ont favorisé l’émergence d’une nouvelle configuration politique et sociale, au regard de la décentralisation du système yougoslave.
En 1967, sont annoncées plusieurs réformes dans la constitution de la république. De nouveaux amendements et un usage différent de compétences dévolues aux fédérations, aux républiques et aux régions, se mettent en place. Par ailleurs, parmi les amendements approuvés, en 18 avril 1967, il convient d’évoquer le contenu de l’amendement I, lequel renforce le rôle du Conseil des nations dans l’assemblée fédérative, et, l’amendement III, limitant le droit de la fédération à financer et investir dans les républiques.
Les réformes traduisent, en effet, une modification du statut des régions, qui va dans le sens d’une transformation de celles-ci « en régions autonomes ». Cependant, le monopole du parti-état conserve les fonctions de la fédération : il est sujet à controverses, étant donné le désaccord entre l’évolution des réformes et les différents échelons économiques des républiques (Kosovo, le long chemin vers l’autodétermination, A. Lalaj, en albanais).
Suite à ce changement de donne, l’Assemblée du Kosovo modifie, également, le statut de la région du Kosovo, qui se modifie en « Région socialiste autonome de Kosovo », (KSA, en albanais).
Cette loi, consacre l’avènement d’une nouvelle structure pour le Kosovo, en tant « qu’unité socialiste, démocratique, sociale et politique… ».
Par ailleurs, la Constitution yougoslave de 1974 appliquera, des changements de caractère institutionnel pour le Kosovo, modifiant de cette manière, la donne de la configuration des républiques : Kosovo devient une province autonome.
L’approche identitaire prévaut à cette période au Kosovo.
Plusieurs structures parallèles se mettent en place entre Tirana et Pristina, alors que l'égalité du statut de la langue serbe et de la langue albanaise est interdit. A cet effet, l’Université de Pristina, ouvre ses portes le 15 février 1970.
Mais c’est essentiellement le discours sur le statut des langues qui revient dans le discours kosovar. Dans un premier temps, les enseignants mettent en avant la langue albanaise comme un avantage, ceci, dans le contexte d’une majorité de population albanaise.
Or, le serbo-croate, minoritaire, mais dominant, se qualifie comme une langue imposée pour les kosovars albanais dans l’éducation ; il est toujours invoqué en opposition avec la langue albanaise.
Par ailleurs, les kosovars albanais parlent le serbo-croate et l’utilisent dans les écoles, alors que les serbes ne connaissent pas en majeure partie, la langue albanaise (A. Lalaj).
Pendant cette période, l’intelligentsia kosovare revendique «un statut égal pour les langues des nations et des nationalités ». Ce nouveau contexte fait surgir, la langue albanaise comme un marqueur national crucial. A cet égard, la langue enseignée dans les écoles, la culture et l’éducation, s’avèrent-t-elles, un élément essentiel au cœur de la démarche identitaire.
L’instauration des structures parallèles entre le Kosovo et l’Albanie s’impose en outre, comme une finalité et une nécessité nationale, particulière pour le Kosovo.
A cet égard, une fusion culturelle albanaise entre Pristina et Tirana voit le jour, susceptible de créer pour les années à venir, des liens forts physiques et institutionnels entre les deux capitales.
Ce nouvel ordre d’affirmation ethnique suffit à l’Albanité des Kosovars.
Il ne s’agit plus de pratiques symboliques de la langue albanaise, mais d’un fonds créé sur des modèles venant de l’Albanie (l’Université de Tirana existe depuis 1957). Cette identité se construit et est-elle reçue par opposition aux codes serbes.
L’instauration des structures parallèles au Kosovo s’effectue notamment à travers des échanges
entre l’Université de Tirana et celle de Pristina. Les intellectuels de Kosovo comme I.Ajeti,
M.Krasniqi, I.Rugova, F.Hagani, R.Qosja, R.Kelmendi se déplacent, à cette occasion à Tirana.
Les ouvrages d’E. Mekuli, H.Sulejmani, E.Gjerqeku, D.Mehmeti, A.Podrimja et d’autres, deviennentconnus du public albanais. Progressivement, des formations et des projets communs entre kosovars etalbanais traduisent un effet de résonance politique. Par ailleurs, quelques textes d’enseignement serbe sesubstituent par des programmes de langue et littérature albanaise.
Le développement de cette expression culturelle se fait également par le biais des cours donnés par des professeurs reconnus de Tirana, entre autres, E.Cabej, P.Radovicka, A.Buda, A.Kostallari, S.Pollo, A.Puto,L.Omari.
Une telle configuration institutionnelle devient le modèle idéal de l’unification culturelle et identitaire pour le Kosovo. Pristina, se fait,la ville-clé où se forge «l’Albanologie» (Fondation de l’Institutalbanologique, et la revue «Etudes Albanologiques » en septembre 1967).
A l’aube de l’ère de l’union culturelle albanaise, les intellectuels du Kosovo érigent la langue albanaisecomme « leur langue littéraire, langue de la mère-patrie », selon les conclusions de la « Conférence sur la langue albanaise », tenue le 22-23 avril 1968. De surcroît, la participation des intellectuels kosovars au Congrès de l’orthographe de la langue albanaise, en novembre 1972, illustre largement la viséeidentitaire.
A l’évidence, la couverture d’une culture lettrée (haute culture) se met en place sur deux territoires:pour les albanais du Kosovo et pour les autres albanais, vivant dans d’autres territoires de la Fédération yougoslave.
Ce phénomène entraîne, in fine une homogénéité culturelle.
Aussi le contexte politique et la démarche identitaire au Kosovo, engendrent-ils, l’affirmation d’une culture unifiée (certes la société kosovare avait une entité politique distincte de celle de l’Albanie).
Durant le processus de l’unification, Kosovo devient aussi l’arène de représentation historique de la nation albanaise. L’exemple de la commémoration de plusieurs événements historiques porte à son paroxysme le sentiment national albanais. Les manifestations telles que la conférence de mai 1968, à l’occasion du 500-ème anniversaire de la mort de Skanderbeg – le héro national des Albanais -, la commémoration de l’œuvre de N.Frasheri – écrivain et poète célèbre de la Renaissance (1970), la conférence sur la culture et la Renaissance nationale albanaise (1974) et la conférence internationale à l’occasion du 100-ème anniversaire de la Ligue albanaise de Prizren (1978), désignent l’acte national.
L’intention événementielle tend à édifier à travers la convocation des images nationales, emblématiques du passé historique des albanais, un toit unifié national (à défaut politique pour le Kosovo). A ce titre, le processus en question, a besoin de trouver un support. De la même manière, il se concrétise par un « système éducatif centralisé » (Ernest Gellner) », par l’unification de l’ensemble des savoirs (haute culture) et par une stratification des couches sociales. (en parlant de l'intelligentsia kosovare notamment des professeurs et de l’Association des Arts et des Sciences - partie intégrante de l’Académie des sciences et des arts de la RSFY, - l’association est devenue, le 19 mai 1978, l’Académie des sciences et des arts du Kosovo, selon une loi ratifiée par l’Assemblée de la Région socialiste autonome du Kosovo).
Mais c’est essentiellement le poids du passé qui revient en force, par le biais de ces événements-phare pour le Kosovo ; les références historiques, déjà citées, sont, toutes antérieures à une date emblématique pour la question albanaise, celle de la Conférence de Londres de 1913 (Etant donné le cloisonnement de l’Albanie communiste, Kosovo détaché, ne trouve aucun repère national ou politique. L’imaginaire albanais se développe ainsi comme une référence à un passé sublimé).
C’est donc en pleine mutation culturelle et historique que le phénomène de l’Albanité nait. Il s’exprime, particulièrement, sous la forme de « l’expressivité ethnique » (J-F Gossiaux).
A ce titre, il est important de souligner que la Constitution yougoslave de 1974 facilite les échanges entre Pristina et Tirana.
Outre la sortie de nouvelles revues culturelles (la revue culturelle « Fjala » et la revue « Bota e Re »), des parutions d’ouvrages d’écrivains de l’Albanie comme Bulka, Marko, Shuteriqi, Kadare, Agolli viennent s’ajouter à l’acquis culturel kosovar, notamment, les œuvres complètes de Fan.S. Noli, poète albanais dramaturge, et historien très connu, par les Albanais.
Lors de cette période charnière, les intellectuels kosovars franchissent un pas décisif dans la découverte de la culture et de la littérature albanaise.
A cet égard, les valeurs culturelles se rajoutent à une quête nationale, dans la mesure où elles servent d’argumentations pour l’affirmation identitaire du Kosovo.
Ainsi, l’institutionnalisation de la culture albanaise lors des années '70, marque le couronnement expressif de l’ethnie pour la société kosovare.
Dans cet ensemble d’interactions communes kosovare-albanaise, les intellectuels kosovars reconnaissent leur altérité en face de l’identité serbe. Sous une ère nouvelle, la culture albanaise prend, en effet, la dimension d’une protection intrinsèque de l’identité kosovare albanaise et se donne à voir, désormais comme un emblème symbolique et intemporel.
* Ce texte fait partie d'une longue étude sur les élites albanaises dans les Balkans occidentaux, dont je présente la première partie.