Le blog d'Arta Seiti
3 Mai 2010
Revue "AGIR"
Le danger lié à la criminalité venant des Balkans met l’Europe de plus en plus en état d’alerte. Le développement de ces réseaux criminels devient un véritable fléau pour les pays européens.
Les études et les analyses sur la criminalité, qu’elles soient d’origine balkanique ou qu’elles proviennent des médias et des fonctionnaires occidentaux, font le plus souvent référence au crime organisé albanais. Cette question revient régulièrement dans les discussions relatives à la sécurité en Europe et constitue un élément majeur de la criminalité dans les économies des Balkans.
Afin de décrire les réseaux criminels albanais, les termes aussi variés que délit, délinquance, trafics illicites, corruption sont souvent utilisés ensemble, ce qui nous éloigne d’une définition précise de ce phénomène en Albanie. C’est ainsi que le regard porté sur le terme «mafias albanaises» l’associe souvent aux structures de «mafia classiques».
Ces activités criminelles concernent en effet la drogue, la contrebande, l’émigration illégale, la traite des êtres humains et révèlent la carence de l’économie albanaise. La part de l’économie criminelle dans l’économie du pays est importante, sans qu’on puisse toutefois la chiffrer précisément.
La criminalité albanaise est-elle antérieure à la transition économique et sociale ?
On constate que la majorité des publications dans la presse albanaise portent actuellement sur les trafics, la violence ainsi que sur les évaluations de la situation par diverses institutions européennes et internationales.
L’extension à l’échelle internationale de réseaux de trafic de stupéfiants (cf. le dernier rapport des Nations Unies sur l’Albanie, juin 2004), les plantations de cannabis ainsi que l’apparition récente de plantations d’opium sur le territoire albanais, d’une part, et, d’autre part, la perspective d’une nouvelle loi autorisant la saisie des biens des trafiquants, sont aujourd’hui à l’ordre du jour des médias albanais.
Le contexte criminel est très variable d’un pays à l’autre ; s’agissant de l’Albanie, il consiste essentiellement dans le recours aux stupéfiants, aux règlements de comptes, à l’exhortation de la « jalousie familiale » et aux trafics de tous genres. Un autre aspect caracteristique de l’Albanie concerne la structure des organisations criminelles albanaises (ou au moins d’une partie de celles-ci) qui se situent entre les gangs et les réseaux, car leurs activités sont de nature prosaïque.
Comme chaque société qui se donne ses propres normes correspondant à ses valeurs et intérêts, la société albanaise est passée par divers changements après de longues années d’isolement.
Durant l’époque communiste, un cloisonnement politique, économique et social s’est incrusté dans la société albanaise. La propriété collective, la conscience commune dictée par le Parti, la solidarité, toutes imposées et protégées par la dictature, étouffaient l’individu et le mêlaient à une foule homogène. Dans ce contexte idéologique, la peur, la stagnation générale et l’état de statu quo maintenu par le régime, ne laissaient pas la place au crime, pas plus qu’aux infractions et délits ordinaires. Par ailleurs, quitter le pays pour ne jamais y revenir constituait à cette époque non seulement un crime politique, mais aussi un « blasphème » adressé à la nation.
La criminalité n’est arrivée que tardivement, après la chute du régime totalitaire en 1990, avec l’apparition des réseaux de prostitution (y compris infantile) et de trafic de stupéfiants. Le caractère violent et varié du crime albanais peut être expliqué par cette apparition tardive.
Ainsi il semble que la criminalité albanaise s’est principalement développée après le début de la transition.
La publication dans la presse albanaise des confessions d’un jeune trafiquant, impliqué à cette époque dans l’émigration illégale, représente un exemple révélateur1. Ainsi, on remarquera la facilité avec laquelle ce jeune Albanais, ayant fait ses études supérieures en Angleterre, faisait passer ses compatriotes aux Etats-Unis. Il assurait le rôle d’accompagnateur auprès des
clandestins en route vers l’Europe ou les Etats-Unis. Le prix du voyage était de mille cinq cents dollars pour un pays européen et pouvait atteindre cinq voire sept mille dollars pour les Etats-Unis. Un centre de trafic important se situait à l’aéroport de Tirana ; un restaurant de centre ville servait de point de trafic de faux documents. Le trafiquant révèle avoir accompagné aux Etats-Unis huit personnes par mois environ, et le nombre des clandestins aurait encore augmenté après l’effondrement du système financier pyramidal en 1997.
Pour ce qui concerne le phénomène de la prostitution, notamment celle de femmes albanaises, elle s’est accrue ces dernières années en Angleterre, en Italie, en Suisse et en Belgique.
Pour expliquer ces phénomènes criminels, on pourrait faire référence à la théorie de l’anomie (perte de règles de conduite) développée par le sociologue français Durckheim. L’instabilité dans l’économie ou dans la famille, selon lui, entraîne la diminution de la force contraignante des normes sociales, en rendant obsolètes les normes traditionnelles suite à la récession économique, au commerce, au veuvage et au divorce par rapport à la famille. Ainsi la criminalité est la conséquence d’un dysfonctionnement de la société dû à la défaillance des normes sociales : celles-ci ne sont plus en mesure d’entraver l’amplification du crime.
En effet, l’ordre social en Albanie est bouleversé par une crise de croissance économique. La libéralisation économique, à travers la privatisation, a fait apparaître la mentalité individualiste poussée à l’extrême par opposition à « l’esprit de solidarité » prôné par le régime dictatorial. Les questions sociales et économiques sont jugées et tranchées sous un angle individuel (de survie, d’enrichissement, d’honneur bafoué), et les ambitions économiques et sociales ne connaissent plus de limites.
Il nous semble que le « cas albanais » pourrait être vu sous un autre angle, par rapport à l’analyse des sociologues occidentaux, notamment en ce qui concerne l’approche des conflits de culture et de sous-culture, - comportements normatifs transmis de génération à génération et ainsi institutionnalisés.
L’attention des analystes occidentaux et, au sens plus large, du public européen retient tout particulièrement la notion de la vendetta en Albanie.
Les références sont fréquentes au « Code d’honneur » (le Kanun) de Leke Dukagjini et à ses dispositions concernant la vengeance de sang2. Cependant, la thèse du développement de la criminalité dû au Kanun doit être considérée avec prudence et nécessite une étude diachronique confrontant les périodes ante et post - 1990. Si, en effet, les meurtres commis dans le Nord de l’Albanie correspondent à l’esprit du Kanun, il serait difficile d’admettre la réalité de l’influence du Kanun sur l’ensemble de la criminalité albanaise dans le Nord du pays.
Cette conviction s’appuie sur la constatation de l’accroissement du nombre des crimes à partir de 1990. Si le comportement des auteurs de crimes et des victimes correspond aux principes du Kanun, leurs mécanismes, les motifs et les forces qui les poussent sont différents.
Pour expliquer ces motifs et ces mécanismes, on pourrait évoquer la notion de l’inégalité du «juste et du vrai » de Max Weber. La perception du bien et du mal se référant à l’acte criminel à travers un jugement individuel, renvoie à une tendance égocentrique qui consiste à tout rapporter sur soi, fréquente dans le contexte albanais. L’absence d’un vrai sens de valeurs et de morale civique, allant de pair avec l’extrême pauvreté des régions du Nord de l’Albanie, seraient à l’origine de ces crimes de vengeance et de règlement des comptes.
Un nombre important de crimes sont, en effet, basés sur la violation du principe de l’honneur, mais en revenant au « Code d’honneur » et à la bessa (parole donnée), il faut souligner qu’il ne s’agit pas de rituels mais d’une structure juridique qui régulait déjà la vie sociale au XVe siècle. C’est ainsi que les crimes actuels ne devront pas être associé à la vendetta (« le sang donné doit être remplacé par le sang repris », d’après le Kanun), car ils sont provoqués, dans leur majorité, par la pauvreté et le besoin de survie économique.
En comparaison avec la situation criminelle dans d’autres pays (comme l’Afghanistan, la Turquie ou la Colombie), la nature du crime albanais s’avère fondamentalement différente. Si on peut dire qu’en Colombie, par exemple, l’ordre institutionnel, économique et social coexiste avec la violence criminelle et que le crime bénéficie de la protection du pouvoir, le contexte albanais exclue une telle relation entre le pouvoir et le crime. A la différence de l’ordre colombien, l’Albanie présente un désordre et une instabilité économique et sociale. En Albanie, c’est le contexte politique et socio-économique qui exerce une influence sur l’économie du crime, et non l’inverse.
En effet, la situation politique actuelle reste instable. La scène politique albanaise est dominée par deux partis principaux, l’un socialiste et l’autre démocrate. L’activité de divers clans qui s’assemblent autour de ces acteurs politiques vise d’abord la satisfaction de leurs propres intérêts.
Les acteurs sociaux sont particulièrement affaiblis dans les conditions de manque de régulations sociales, de faiblesse des institutions de droit, de défaillance du système législatif, et ils ne sont pas en mesure d’intervenir dans la conjoncture économique et sociale. L’instabilité politique qui se traduit, entre autres, par des successions fréquentes de gouvernements, engendre des « cycles fermés » et entrave la mise en place d’un tissu social et économique susceptible de supplanter les réseaux criminels. En outre de ces facteurs, l’hyperpolitisation génère la recrudescence de la violence.
Typologie des réseaux criminels albanais
Il semble qu’il convienne avant tout de recourir à une analyse en termes de réseaux. Les relations des protagonistes des divers trafics se construisent autour des relations directes et indirectes, mais également autour des pratiques de gangs dans le sens des groupes non structurés. De ce fait, la notion de réseau ne peut s’appliquer dans la situation de l’Albanie que de façon restreinte, particulièrement concernant les trafics de clandestins, de prostituées et de stupéfiants.
Les rapports directs entre les membres du réseau s’établissent sur la base de la complicité, du délit. Le réseau a tendance à s’étendre, à travers les liens indirects avec des individus qui ne sont pas directement impliqués dans l’activité criminelle, notamment des segments de la police ou les autres acteurs. Ainsi les « amis des amis » peuvent établir des rapports indirects entre eux.
Il s’agirait, dans le cas albanais, d’un ensemble de regroupements criminels à rapports fluides plutôt que de groupes structurés et durables. Ces réseaux sont toutefois plus présents dans les villes, et notamment dans la capitale Tirana, grâce, sans doute, aux liens qui sont maintenus avec les réseaux internationaux.
Le mode d’organisation des réseaux se base sur les délimitations territoriales. Le cas d’un réseau international de trafic de drogue, démantelé en juillet 2004, en est un exemple révélateur. Ce réseau impliquait, selon le ministère albanais de l’Ordre, les pays comme la Turquie, la Bulgarie, la Macédoine, l’Albanie et l’Italie. Cette chaîne brisée en Albanie démontre une absence de maîtrise des pôles par le segment albanais. Les rapports à l’intérieur des groupements albanais (une clique d’amis intimes et d’autres individus unis par des liens de famille) n’étant pas suffisamment dissimulés, le réseau est démantelé.
Il faut souligner également que les réseaux criminels albanais sont caractérisés aujourd’hui par la moyenne d’âge de ses membres qui se situe entre 20 et 30 ans.
Quelques traits spécifiques des réseaux albanais, présentés ci-dessous, permettent de mieux cerner le phénomène criminel.
- à la différence des mafias « classiques » (italienne ou russe), les réseaux criminels albanais ne constituent pas un modèle de régulateur entre l’Etat et les groupes criminels et donc ne se substituent pas à l’Etat ;
- la structure des réseaux albanais est horizontale, et non pas verticale, ce qui limite leur hiérarchisation ;
- les zones d’influence ne sont pas strictement délimitées, ce qui permet une cohabitation tacite de plusieurs groupes sur le même territoire ;
- les causes de la violence sont hétérogènes, et les résultats varient entre crimes ordinaires et crimes de règlement de comptes dans le milieu des affaires ;
- dans la plupart des cas les transactions s’effectuent en espèces et non pas par voie bancaire ;
- les groupes criminels albanais en étranger réunissent les personnes originaires de la même région albanaise ;
- parmi les pratiques conspiratrices, toutefois limitées (ce qui expliquerait leur démantèlement réussi), on notera le recours aux pseudonymes ;
- les réseaux albanais à l’étranger compensent par la violence le manque d’institutionnalisation, dont témoigne notamment P.L. Vinja, procureur de l’Antimafia italienne3.
Quant aux mesures de lutte contre la criminalité originaire des Balkans, la coopération au niveau bilatéral (comme l’accord entre l’Albanie et l’Italie) s’avère plus fructueuse que celle au niveau multilatéral.
Toutefois, la criminalité albanaise prend ses racines dans une économie de pénurie. Dans les conditions où les aides financières de l’Europe à la région des Balkans se réduisent et le cadre légal de la migration n’est pas défini, le renouveau social et économique demeure stagnant et le risque d’amplification de la criminalité s’élève.
* Arta Seiti est Chercheur associé au Centre de Géostratégie de l’ENS-Ulm.
1 Osservatorio sui Balkani, « Albanie, les confessions d’un trafiquant », A. PUTO, publié dans la presse albanaise le 6 novembre 2003.
2 Après la mort de Skanderberg (héros national albanais), Leke Dukagjini prit la tête de la résistance albanaise contre les Ottomans jusqu’à la reddition de Scutari (1478). Il est particulièrement connu des Albanais comme le codificateur du Kanun, droit coutumier qui a réglementé la vie sociale, juridique et politique de la population.
3 Lors de son séjour dans la capitale albanaise, le procureur général de l’Antimafia italienne est interviewé par le quotidien albanais Panorama, le 1er juillet 2004.