Le blog d'Arta Seiti
25 Août 2020
Conscience, pensée, langage, imagination et symbole : des invariants de nos sociétés qui se donnent à voir sous différents angles de vue et se construisent spatialement et symboliquement. Notre problématique a pour ambition d’entendre comment les rapports sociaux s'instaurent dans les esprits par le biais des représentations sociales de ces invariants.
L’étude de la balkanologie nous apprend que le poids du passé revient en force par le biais des événements-phare tantôt comme une affirmation ethnique tantôt comme une expression symbolique qui perdure.
Convenons que l’intention événementielle tend à édifier à travers la convocation des images nationales, emblématiques des passés historiques, - étant donné les logiques diverses des états précaires balkaniques, - un tout unifié national (à défaut politique). De la même manière, ce processus se concrétise par un « système éducatif centralisé » (Ernest Gellner), par l’unification de l’ensemble des savoirs (haute culture) et par une stratification des couches sociales. Les années '70 servent d’exemple afin d’expliquer cette fusion culturelle par le biais des institutions de l’enseignement supérieur, se déroulant en pleine mutation culturelle et historique entre l’Albanie et le Kosovo.
A cet égard, nous souhaiterions à travers ces lignes repenser l’espace de l’Europe du Sud-est à l’aune de l’anthropologie.
“Le lieu du politique”
L’anthropologue Marc Abélès convoque le terme du lieu du politique. Ce qui est essentiel pour notre approche, c’est de différencier les dimensions idéologiques présentes dans le passé communiste de la dictature, en Albanie, par exemple, et, une autre forme d’ordre politique. L’exemple des années ‘60 des républiques ex-yougoslaves sous Tito est révélateur, à cet égard. Les mutations décisives qui ont affecté au cours des années '60 la République fédérale socialiste de Yougoslavie (RFSY), ont favorisé l’émergence d’une nouvelle configuration politique et sociale, au regard de la décentralisation du système yougoslave.
En 1967, sont annoncées plusieurs réformes dans la constitution de la république. De nouveaux amendements et un usage différent de compétences dévolues aux fédérations, aux républiques et aux régions, se mettent en place. Par ailleurs, parmi les amendements approuvés, le 18 avril 1967, il convient d’évoquer le contenu de l’amendement I, lequel renforce le rôle du Conseil des nations dans l’assemblée fédérative, et, l’amendement III, limitant le droit de la fédération à financer et investir dans les républiques.
Les réformes traduisent, en effet, une modification du statut des régions, qui va dans le sens d’une transformation de celles-ci « en régions autonomes ». Cependant, le monopole du parti-état conserve les fonctions de la fédération : il est sujet à controverses, étant donné le désaccord entre l’évolution des réformes et les différents échelons économiques des républiques.
Par ailleurs, la Constitution yougoslave de 1974 appliquera, des changements de caractère institutionnel pour le Kosovo, modifiant de cette manière, la donne de la configuration des républiques : le Kosovo devient une province autonome.
L’imbrication du politique et du symbolique
“Comment alors distinguer le réel du symbolique ou l’imaginaire du symbolique ? Le symbolique, peut-il nous aider à distinguer le réel de l’imaginaire ? “ - ce sont les questions que l’anthropologue Maurice Godelier pose en évoquant l'imaginé, l’imaginaire et le symbolique, des notions qui nous concernent évidemment, afin d’étayer l’approche anthropologique.
Dans un premier temps, il est souvent question d’imaginaire dans l’Europe du Sud-est. Un imaginaire qui devient l’arène d’une représentation historique à chaque fois qu’on célèbre une date historique. Ainsi, la commémoration de plusieurs événements historiques porte-t-elle à son paroxysme le sentiment national notamment les conflits de nationalité qui portent sur les questions identitaires. Ajoutons que l’architecture institutionnelle des états de l’ex-Yougoslavie inclut, outre la lourdeur administrative, la question de la dualité entre l’identité et l’altérité dans la mesure où cette dernière, souvent déniée, se met au service de l’exacerbation identitaire.
Au demeurant, l’imaginaire en se déployant comme une expression intemporelle qui puise à la source symbolique des passés balkaniques constitue, un paramètre qui soutient les représentations collectives.
Dans un second temps, observons de près, à la lumière de M. Godelier, l'enchevêtrement entre la pensée mythico-religieuse et le réel. Autrement dit, comment situer les mythes à travers l’imagination, lesquels deviennent sujets à des représentations collectives permettant, ainsi, de légitimer un pouvoir ethnique ?
L’exemple de la bataille de Kosovo, en 1389, est un événement non dépourvu d’un sens religieux “justifiant et sacralisant une histoire sublimée en destin et par là assurant l'avenir”. La légende raconte qu‘un messager divin se présente devant le prince serbe Lazar, à la veille de la bataille contre l’envahisseur ottoman. “Dieu lui mettait le marché en main : soit Lazar choisissait le Royaume terrestre et il gagnait la bataille ; soit il choisissait le Royaume céleste, auquel cas, il devait faire communier son armée et s'engager dans un combat qu'il allait perdre. Entre un royaume immanent provisoire et le Royaume éternel, le choix de Lazar fut vite fait. Et c'est ainsi qu'il périt, avec toute l'armée serbe, et que le Kosovo consacra une défaite. Pour autant s’il l’on considère la réalité historique, le résultat de cette bataille ne semble pas aussi net. Il apparaît plutôt comme une sorte de match nul, et, en tout état de cause, il ne fut pas stratégiquement décisif, puisqu'il fallut encore près d'un siècle aux Turcs pour conquérir l'ensemble de la région”.
Dans le cas cité ci-dessus , le mythe traduit par le biais d’un événement, le parcours historique des serbes sous l’empire ottoman. L’envahissement ottoman “devient ainsi, doublement, le fait d'un choix : choix d'un destin, de la part de Lazar ; et aussi, de la part de Dieu, choix du peuple serbe pour témoigner du Royaume céleste”.
En partant de la proposition de M. Godelier nous invitant à considérer le symbolique comme une instance permettant de distinguer le réel de l’imaginaire, peut-on envisager la légende en l'occurrence le mythe et son sens religieux structurant dans notre étude de cas, une représentation d’identité collective ? Omniprésente, cette idée tend à expliquer l’anthropologie du contemporain à travers une voie (voix) qui vient de loin…
La “Yougosphère“ et l’Albanosphère : une représentation harmonieuse des espaces hybrides ?
Si l’on observe une telle force du symbolique, le fait de nommer un espace, un pouvoir, ses représentations avec toutes ses pratiques à la fois politiques et religieuses, et sa forte expressivité ethnique, dans le sud-est européen, un tel exercice devient complexe et peut se confronter à un interdit (le cas du nord du Kosovo).
En pleine mutation géopolitique de rapports de force internationaux sur fond de globalisation, un retour au semblable (repli antérieur national) est inévitable d’où les références à la “Yougosphère” et, qu’on se le dise, à l’Albanosphère.
Face à la crise structurelle des institutions européennes, ces états deviennent objets et sujets de crise. Outre le manque de projet de politique intérieure, l’Occident leur propose l’horizon du “ global-politique”, constitué de normes, qui les condamnent à une “politique de survie”, sur fond de marasme économique et de chômage de masse.
Dès lors, le marqueur de la langue, fondement de l’idée d’union nationale, prend corps : le symbolique resurgit à travers les mythes et le religieux. Si les raisonnements et lectures sont distincts, ces facteurs sont lus comme des vérités historiques. A ce stade, le seuil entre “le réel” et “le mythe” s’estompe.
L'Albanosphère pourrait ainsi se constituer comme l'altérité non conflictuelle de la "Yougosphère. Elle pourrait être un levier afin de structurer des échanges culturels, économiques et sociaux dans cette sphère tout en veillant à ce qu'elle ne soit pas instrumentalisée par un nationalisme exacerbé.
Toute la question à résoudre sous une forme inédite vise à trouver un point d'équilibre entre les particularismes et la nécessaire coopération des nations autour d'un intérêt régional partagé.
Si l'on se situait dans un horizon de prospective, il faudrait imaginer non seulement une recomposition profonde des institutions européennes, mais également l'apparition de structures régionales d'un type nouveau.
Au-delà des acceptions géographiques, prévaloir le parcours culturel et historique
“D’après Mazower, au début du XIXe siècle, le terme de Balkans ne désigne pas une région géographique précise. On appelait Balkan alors l’Aimos antique, la chaîne montagneuse qu’on traversait pour se rendre d’Europe centrale à Constantinople. Vers la fin du siècle, certains géographes ont donné au terme un sens plus étendu, désignant ainsi la péninsule balkanique dans sa totalité. Dans son livre Balkans, il affirme qu’avant les années 1880 il n’y avait que peu de références à des peuples « balkaniques ».
Sur un registre stratégique, il n’en demeure pas moins que ces petits états, pourraient concevoir des alternatives communes de coopération entre eux (économie, culture et société), tout en acceptant de collaborer avec des états européens et d'autres acteurs émergents à l'oeuvre, en se projetant dans un espace plus vaste à l’instar de la Méditerranée".
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Pour conclure, la dimension d’une protection intrinsèque de l’Europe du Sud-est se donne à voir, désormais comme un espace anthropologique où interagissent identité et altérité radicale (la Bosnie-Herzégovine en constitue à cet égard une illustration hélas ! parfaite).
Le “global-politique” des institutions européennes devient ainsi un outil vide de sens, au profit de paradigmes tels que le symbolique (pensée mythico-religieuse) et l’identité.
Prétendre neutraliser ces affects ou nier cette place du symbolique au fondement même des sociétés humaines, relèvent d’une forme de déni absurde et dangereux y compris pour la réalisation d’un projet européen qui serait vécu dès lors comme une entreprise de désincarnation.
Pour autant, mieux vaudrait-il s’efforcer de penser la place du symbolique non pour cautionner telle ou telle dérive essentialiste, mais au contraire pour réguler les effets de surenchère ou de concurrences mémorielles notamment. Le recours à l’anthropologie permettrait ainsi peut-être de repérer, dans la manière dont ces sociétés balkaniques se sont structurées certains invariants communs.
Le point d’équilibre à trouver avec l’aide des sciences sociales vise bien ici, sans irénisme, à débarrasser l’altérité de cette charge menaçante. En l’espèce, c’est peut être moins la différence que la ressemblance qu’il conviendrait d’établir pour parvenir à guérir les plaies du passé, et les représentations qui s’y rattachent.
Cette longue marche vers la définition d’un commun sera sans doute encore semée d’obstacles, mais gageons que la perspective anthropologique sans nier la place des héritages contribuera à éclairer les enjeux présents pour tracer un futur vivable entre les peuples.
Bibliographie :
- Maurice Godelier, L'imaginé, l'imaginaire et le symbolique, Paris, CNRS, 2015.
- Ernest Gellner, Nations et nationalisme. Payot, Paris 1989.
- Marc Abélès et Henri-Pierre Jeudy, s. dir., Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997.
-“Les deux passés du Kosovo”, Jean-François Gossiaux, Socio-Anthropologie, https://socio-anthropologie.revues.org/130
- “Balade en « Yougonostalgie », Jean-Arnault Dérens, Le monde Diplomatique, août 2011, https://www.monde-diplomatique.fr/2011/08/DERENS/20853
-"Quand les élites exaltent l'unité culturelle", Arta Seiti, Passions électives, juin 2011, http://www.passionselectives.com/article-quand-les-elites-exaltent-l-unite-culturelle-77493137.html
- “Yougonostalgie : le passé, eldorado d’un présent confisqué», Dossier Courrier des Balkans, https://www.courrierdesbalkans.fr/yougonostalgie
-"Espace public dans le Sud-est européen ", Kyriaki Tsoukala, Introduction, Études balkaniques, 2007
- Mazower M., The Balkans (traduction en grec: N. Kouremenos), Pataki, Athènes, 2003.
- La “ Yougosphère”, est un terme qui revient à Tim Judah, journaliste et analyste politique britannique, auteur de plusieurs ouvrages notamment sur la Serbie et le Kosovo. La « Yougosphère» est un concept qui définit les liens culturels, économiques et sociaux qui se recréent entre les peuples d’ex-Yougoslavie.