Le blog d'Arta Seiti
28 Mai 2016
Cet article est également publié sur Le Huffington Post
La visite de deux jours (27-28 mai) du Président de la Fédération russe, Vladimir Poutine en Grèce, s’inscrit dans un contexte marqué par une distension persistante des relations entre la Russie et l’UE.
Force est de constater que le Kremlin anticipe en publiant un éditorial du président russe dans le quotidien grec Kathimerini ainsi que sur le site de la présidence russe insistant à cet égard, sur un dessein visant à une “coopération pour la paix et la prospérité” entre les deux pays.
Il convient de rappeler que le climat politique intérieur grec demeure extrêmement tendu. Le parlement grec a voté le troisième paquet de restrictions budgétaires qui devrait permettre d’accorder à Athènes la libération de quelques 11 milliards d'euros alors que la grave vague migratoire plonge le pays dans un chaos sans précédent. A preuve, l’évacuation du camp d’Idomeni ainsi que le rapporte le Courrier des Balkans.
Néanmoins, le président Poutine n’en poursuit pas moins la mise en œuvre d’une orientation stratégique. En revivifiant les liens historiques de la Grèce et de la Russie, - à l’instar du déplacement, le 28 mai, à l’occasion du millénaire de la présence de moines russes au Mont Athos - il signe un “paquet d’accords, dans les domaines de l'infrastructure, les transports, la construction navale et l'activité portuaire, dans l'industrie minière, l'industrie pharmaceutique et le tourisme” (cf. RFI).
En qualifiant la Grèce de partenaire de la Russie en Europe, le président russe veut faire entendre sa voix sur plusieurs aspects économiques et géostratégiques à la fois. Le tourisme et l’énergie constituent plus que jamais deux volets clé pour la Russie après les derniers développements marqués par une montée des tensions avec la Turquie.
Le but de ce voyage se veut résolument précis en matière de diplomatie économique articulé à un programme géostratégique clair. Un mois avant l’ expiration des sanctions économiques infligées à la Russie, le Kremlin souhaite trouver un appui conséquent chez son partenaire grec. La signature d’un accord avec la société pétrolière russe Rosneft et son homologue Hellenic Petroleum est un des éléments révélateurs du pivot énergétique que constitue la Grèce après la suspension des deux projets South Stream et Turkish Stream.
Par ailleurs, l’intérêt russe pour la privatisation des chemins de fer grecs Trainose et surtout du port de Thessalonique ( le deuxième grand port dans le pays) s’inscrit dans un projet à long terme pour le Kremlin, ce site constituant de par son importance stratégique, une ouverture vers la mer, traditionnellement convoitée par Moscou.
Le Port de Thessalonique (1) de par son ancien accès stratégique : l’ouverture aux Balkans et sur la via Egnatia - une voie romaine qui traversait les Balkans, en reprenant un ancien tracé de voie macédonienne, construite aux alentours de -146 - jouit d’une position commerciale avantageuse en raison de l’intensité de l’ activité portuaire.
La commune symbolique orthodoxe consacrée par la présence du patriarche Cyrille de Moscou au Mont Athos tombe à point nommé avec une date anniversaire coïncidant avec le millénaire de la présence des moines russes dans ce lieu saint. Quand le fait religieux devient un lien de convergence géopolitique, cela confirme le resserrement de l’axe orthodoxe certes, mais s’y rajoute une dimension diplomatique prônant le rapprochement de la Russie avec l'UE.
Observons que cette démarche d’ouverture à l’égard d’une Union européenne en crise ne signifie nullement que les autorités russes en rabattraient à l’égard de l’OTAN sur la question du bouclier américain anti-missile installé en Roumanie.
Quand les propos de Vladimir Poutine se veulent apaisants en déclarant "vouloir construire un dialogue d’égal à égal sur le plus large éventail de questions, de la libéralisation du régime des visas à l’alliance énergétique", le président russe ne manque pas d’évoquer l’ancienne amitié russo-turque lors de la conférence de presse en soulignant “Nous avons entendu des accusations des autorités turques mais l’on n'a pas entendu des excuses... Nous entendons des déclarations sur la volonté de reprendre les relations”. Une déclaration tactiquement habile, à prendre avec d’autant plus de prudence interprétative qu’elle s’inscrit dans un contexte marqué par un contentieux, selon nous, durable entre la Turquie et la Russie.
Nous y verrions plutôt une posture rhétorique intervenant dans une séquence où beaucoup d’interrogations se posent au sein de l’UE et particulièrement en Allemagne sur la viabilité de l’accord entre Recep Tayyip Erdogan et Angela Merkel, devenu une pomme de discorde de la vie politique outre Rhin.
L’axe Russie - Grèce - Serbie
Pour conclure, convenons que le voyage inattendu du Premier ministre serbe A. Vucic à Moscou avant le déplacement du président russe en Grèce, démontre que le paramètre religieux doit être pris en compte parmi d’autres déterminants (économiques, militaires, stratégiques) dans l’analyse géopolitique. L’axe Grèce-Russie constitue un élément supplémentaire dans le contexte stratégique, tenant compte de l’alliance privilégiée qui lie historiquement Belgrade à Moscou et mériterait d’être analysé comme un enjeu d’une incontestable acuité qu’il convient d’évaluer avec rigueur (2). Ce rapprochement contribuerait in fine à faire de la Grèce un allié de la Russie au sein de l’UE, en proie à de graves contradictions internes... Face à la privatisation du Port du Pirée par la Chine, le positionnement de la Russie en tant qu’allié de la Chine se veut avant tout géostratégique et complète a fortiori les objectifs communs de la Chine et de la Russie au regard des rapports de force internationaux. Il apparaîtrait hâtif d’en conclure à une rivalité entre Pékin et Moscou.
Il convient de souligner que la politique de Moscou s’avère subtilement dosée et parfaitement maîtrisée, au sens où le Kremlin est en droit d’espérer la fin des sanctions imposées à l’occasion du dossier ukrainien et de miser sur une Union européenne fragilisée tant par les politiques économiques inspirées par Bruxelles que par la crise migratoire. Moscou mesure sans doute, à cet égard, tout autant la gravité de la situation grecque que l’ambivalence de la Serbie.
Le Kremlin a tout intérêt à s’inscrire dans une politique d’ouverture à l’endroit d’Athènes et de Belgrade, – en dépit de leur vulnérabilité- et à resserrer les liens avec ces deux états en raison des relations forgées par l’histoire. Ces deux partenaires à l’évidence, l’un appartenant à l’UE (et à l’OTAN), l’autre candidat à l’adhésion à l'UE et extérieure à l’Alliance atlantique, pourraient s’avérer des interlocuteurs stratégiques pour la Russie, tant en ce qui concerne la crise de l’Union européenne que des menées de l’OTAN, notamment en Roumanie.
(1)http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2005_act_35_1_1875
(2)Seiti.A, “Les Balkans à l’heure des crises grecque et ukrainienne” in Revue Défense Nationale, (Tribune 643).