Le blog d'Arta Seiti
1 Octobre 2015
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Je veux d’un mot dire le plaisir que nous avons à accueillir Jacques Sapir.
Directeur d’Études à l’EHESS, Jacques Sapir dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Auteur de plusieurs ouvrages économiques, il s'est impliqué dans l’analyse de la crise financière actuelle et en particulier dans la crise de la zone Euro. Economiste réputé, dans la période récente, son nom est entre autres associé à l’analyse des crises grecques successives qu’il a suivies depuis longtemps.
À l’évidence la grille d’analyse qu’il proposait articulant étroitement politiques, austérité, remises en cause de la souveraineté et contraintes macro-économiques liées à la monnaie unique trouve aujourd’hui une confirmation certaine.
Nombreux parmi nous connaissent déjà vos travaux, Monsieur Sapir, mais tous ne mesurent peut-être pas l’étendue et la diversité de vos sujets d’études.
Ainsi si vous jouissez d’une notoriété certaine pour ce qui concerne les enjeux de la transition en Russie, ou la crise terrible qui en a résulté, il n’est pas inutile de rappeler que vous avez aussi une connaissance approfondie de l’histoire militaire de l’ex-URSS et que les questions qui touchent à la doctrine opérationnelle vous sont familières.
Ce soir, il me semblerait important de rappeler d’un mot ce que fût la genèse de ces crises grecques : économique, sociale, institutionnelle. Mais il conviendrait de réfléchir sur les choix politiques qui s’offrent à la Grèce pour en espérer la résolution. Nous assistons à une accélération de la dégradation de la situation économique. Nul doute que les effets du mémorandum, même si les créanciers ont accepté quelques minces concessions, produiront dans les mois qui viennent des effets nocifs pour une économie déjà délabrée. Tout se passe désormais comme si Tsipras appliquait le programme qu’il avait combattu. Cruelle déception pour les électeurs grecs, frustrés de l’alternative qu’ils s’étaient mis à espérer.
A l’issue des élections législatives anticipées, il reconduit ainsi à l’identique une alliance avec l'Anel, formation souverainiste désormais peu sourcilleuse quant à la défense de la souveraineté grecque.
La défiance exprimée à l’égard des partis traditionnels tels que la Nouvelle Démocratie ne se trouve pas démentie, ce qui devrait faire réfléchir les dirigeants de Syriza sur leur propre devenir électoral. Quant au Pasok, il enregistre une petite vague supplémentaire des électeurs pro-UE qui ne remet pas en cause son discrédit.
Le Parti communiste marqué par une intransigeance sectaire à l’égard des autres formations de la gauche alternative se maintient sans enregistrer de progressions en voix, tandis que l’Aube dorée avec ses 6,99 % dispose d’une marge de progression corrélée aux vagues migratoires qui touchent la Grèce de plein fouet.
Enfin, le parti né de la scission de Syriza, Unité populaire ne parvient pas encore à faire la percée escomptée et n’entre pas au parlement, d’autant que les formations politiques de gauche favorables à la sortie de l’euro n’ont pu constituer de listes communes. Peut-être, faut-il regretter en outre que la stratégie solitaire de Yanis Varoufakis, en retrait du débat électoral n’ait pas contribué à donner une plus forte visibilité à cette nouvelle offre politique qui a fait le choix à gauche d’une volonté de rupture assumée avec l’euro. C’est en fait cette clarté de l’orientation qui a pu freiner un homme comme Varoufakis qui peine à franchir le pas du Grexit.
Il faudrait cependant évaluer la progression de la montée du refus de la monnaie unique dans la société grecque. Il est clair que nous sommes confrontés à un processus de maturation graduel qui devra trouver un débouché politique malgré la crainte de l’inconnu qui règne au sein du peuple grec. Pour Tsipras, le calcul visait donc bien à se débarrasser de son aile oppositionnelle dans un contexte où l’option du Grexit n’était pas encore majoritaire et où lui-même n’avait pas encore à souffrir d’une impopularité qui résultera immanquablement de ses renoncements.
C’est une victoire par le timing et non pas une victoire sur le fond.
Pour autant le pourcentage élevé de l’abstention témoigne d’une certaine désespérance et d’un retrait d’une fraction significative des électeurs de gauche qui ont cru que leur vote référendaire entraînerait des conséquences politiques et conforterait un gouvernement mandaté pour rompre avec les politiques d’austérité. Il n’en a rien été d’où cette désaffection d’une partie du corps électoral.
Enfin la question qui se pose désormais, cette réussite partielle, changera-t-elle la donne politique ?
Il est, contrairement à certains commentaires dangereusement optimistes et superficiels, difficile de répondre par l’affirmative. Le mémorandum même assoupli à la marge est un facteur d’aggravation d’un cycle économique potentiellement déflationniste. Il en résultera des malheurs supplémentaires et un piétinement de la souveraineté nationale qui placera quasiment le gouvernement issu des urnes boudées par un grand nombre d’électeurs sous la tutelle des créanciers. Il y a fort à parier qu’il en résultera une crise de gouvernabilité et de légitimité susceptible d’entraîner la Grèce dans une nouvelle zone de tempêtes et de périls pour les mois à venir.
Tsipras a bénéficié de cette accélération de l’agenda électoral qui lui permet ainsi d’engranger une victoire électorale avant que les effets du mémorandum ne se fassent de nouveau sentir. Sous une allure de tacticien habile, le premier ministre grec témoigne d’un réel déficit de perspective stratégique.
Le maintien dans l’euro pour appliquer une politique visant à desserrer le carcan de l’austérité était-il une équation crédible ?
Dans un deuxième temps, il convient de rappeler le mécanisme de la Troïka.
Le meccano décisionnel européen a sa part d’étrangeté. Chacun sait ici qu’au regard des traités l’Eurogroupe constitue un groupe informel. Pourtant cette instance a pris des décisions et adopté un communiqué officiel.
Derrière cette opacité des structures dont le statut et la légitimité font juridiquement question, on voit qu’il est une logique politique qui a prévalu dans le cas de la Grèce, avec une certaine dureté au risque de piétiner l’expression du peuple souverain. Force est de constater que ces considérations nous ramènent toujours à la question que vous posez comme centrale et qui est celle de la souveraineté de l’État, souveraineté que vous considérez indissociable du cadre national et qui dans le cas d’école de la Grèce est effectivement un enjeu décisif. Souveraineté de l’Etat, j’ajouterai indissociable de la souveraineté populaire.
Il convient en effet de rappeler :
que la victoire du NON au référendum consacrait la décision d’un peuple souverain de refuser la poursuite des politiques d’assainissement budgétaire
que le Plan B conçu par Varoufakis en mettant à l’ordre du jour le développement d’un système de paiement parallèle n’avait certes pas été conçu comme une étape pour sortir de l’UEM, « mais aurait créé les conditions à court terme, avec la dynamique d’une monnaie parallèle d'un "Grexit" comme une option possible » (cf. Sapir, Russeurope).
Vous évoquez dans vos carnets Russeurope le concept de Carl Schmitt de la "souveraineté et de l’état d’exception" à l’instar de l’article 16 de la Constitution de 1958.
Comment pourrait-elle s’appliquer au cas grec ? Je rappelle ici vos propos « Une telle situation exceptionnelle, où peut émerger brutalement une rationalité collective relativement homogène, appelle, bien entendu, une réaction du même ordre. Il n’est alors de politique économique et de développement institutionnel que par la politique dans sa forme la plus nue, la réaffirmation de la souveraineté " (Russeurope). Toute la problématique de réquisition de la banque centrale remettant en cause la question de l’indépendance de cette institution, le rétablissement du contrôle sur le mouvement des capitaux, le contrôle politique exercé sur le système bancaire et la politique de crédit, la reconquête de l’outil monétaire, s’inscrivent dans cette cohérence. La souveraineté en contexte exceptionnel requiert des mesures d’exception.
Dans un contexte plus large géopolitique, il convient de poser des interrogations :
Quelle orientation adoptée par l’Allemagne :
1. Sa position au regard de la crise grecque.
2. La volte-face d’Angela Merkel s’agissant de la question des refugiés.
3. Comment la crise économique chinoise impacte la politique allemande à l’international ?
Deux points attirent également mon attention. La question énergétique Turkish Stream liant la Grèce à la Turquie et surtout à la Russie. Qu’en est-il de la relation Athènes-Moscou depuis la conversion de Tsipras aux politiques du mémorandum ?
Porterait-elle un coup d’arrêt en matière de politique étrangère, à la mise à distance critique observée auparavant à l’égard de l’atlantisme (Programme de Thessalonique) ?
Pour conclure, je dirais simplement que ce qui nous importe, c’est de tirer les conséquences de cette crise qui a valeur de laboratoire et les enseignements fondamentaux quant à la nature intrinsèque du système de l’Union européenne. Nul doute que l’été 2015 a marqué un changement de cycle. Quelles sont donc les tendances qui se dessinent au sein de la zone euro et au-delà ?
Conférence à l'IHEDN et IPSE sur la Grèce
Ce texte constitue un résumé de l'intervention de Jacques SAPIR à l'occasion de la conférence "Genèse et actualité des crises grecques - Analyse des causes, des mécanismes et des conséquenc...